Ludger Héroux, le 26 août 1910, avait officialisé devant notaire l’acquisition d’une terre collée au village de Saint-Placide de Béarn. Son installation sur cette terre remontait en fait à 1904. Cette terre avait été pour la première fois exploitée par Ambroise Bellehumeur à compter de 1890; Ambroise Bellehumeur faisait partie de la famille qui avait fondé Béarn vers 1885.
La terre de Ludger Héroux était le lot 9B, rang I du canton de Laverlochère. Le 24 avril 1918, M. Ludger Héroux a officialisé un accès à Alphonse Gaudet ( qui était son gendre via le mariage de Doria Héroux en 1913) pour qu’il puisse exploiter la source située sur sa terre afin d’alimenter le village de Saint-Placide. L’acte notarié ( acte 6869 du canton de Laverlochère ) garantit à M. Gaudet les droits pour la construction …
« (d’)un aqueduc à partir de la dite source en passant par les bâtisses du présent vendeur pour sortir ensuite au chemin public par le plus court chemin possible; et d’y faire les creusages nécessaires pour placer ses conduites, et par conséquent aussi le droit de passage sur les dites propriétés pour exécuter les travaux de construction d’un barrage et d’un aqueduc. »
L’acte spécifie que les conduites devront être à au moins 15 pouces dans le sol, afin de ne pas nuire aux cultures; en fait, plus loin, on parle plutôt d’un minimum de cinq pieds sous terre afin d’éviter le gel hivernal. Le bassin d’alimentation devra être entouré d’une clôture afin d’éviter la contamination ou les accidents avec les animaux. Ces droits sont payés 200$ au comptant par M. Alphonse Gaudet. La source était connue déjà des Bellehumeur et les villageois s’y approvisionnaient depuis des années. Extrait de Album Souvenir 1959 – jubilé d’or Sacerdotale du Chanoine Joseph Lachapelle , publié en 1959, page 81:
» À mesure que le village s’allongeait, de nouveaux commerces ouvraient leurs portes. Quelques rentiers avaient déjà leur maison au village, une boutique de forge s’imposait pour les réparations indispensables et le ferrage des chevaux, mais une chose essentielle manquait: les villageois devaient transporter l’eau à la tonne, d’une source située à environ 2000 pieds de l’église. »
Une petite pause: on parle de Béarn en 1918; mais de quoi avait l’air cette ville, à cette époque? Le répertoire Affaires de Lovell (disponible à la BANQ) de 1917 nous répond ceci, et c’est très intéressant :
Une population de 50 habitants, dont un nombre d’habitant sans doute beaucoup moins concentrés au cœur du village. C’est donc pour ces gens que le projet d’aqueduc est mis en route. On note par ailleurs que Ludger Héroux y est affiché comme propriétaire d’un moulin à scie.
Cependant, le destin frappe: durant l’été 1918, la grippe espagnole décime la famille Héroux. La première à en décéder fut Marie-Rosa Héroux, 15 ans, le 18 mai 1918. Emma Plante, sa mère, qui avait été au chevet de sa fille fut frappée par cette maladie et le 31 mai, elle décédait à son tour. Ludger qui avait accompagné sa fille et son épouse dans la maladie rendit l’âme quelques semaines après le 27 juin 1918. Au moment de ces décès, Marie-Ange (7 ans), Amable (9 ans) et Flore (13 ans) étaient encore à la maison.
Les parents n’ayant pas écrit de testament, Henri et Arthur se sont engagés à remplir les engagements de leur père Ludger qui devait 1700$ à des créanciers et ont administré la ferme familiale. Ils ont également repris l’opération du moulin à scie de leur père.
Face à ce coup dur de la vie, les enfants plus âgés, qui étaient mariés, accueillirent les trois derniers et s’occupèrent de leur confort et de leur éducation. Doria Héroux et son mari Alphonse Gaudet prirent Marie-Ange et Flore tandis qu’Amable a été vivre chez son frère Arthur et son épouse Lucinda .
En 1926, ne pouvant faire face aux obligations d’emprunt, la ferme fut mise en vente, le dimanche 5 octobre à dix heures le matin, à la porte de l’église de Saint-Placide-de Béarn[1]. Pour un montant de 2 110$, Isaïe Doire (Douaire), un résident de Lorrainville, en a fait l’acquisition en payant comptant et la vente est scelée par un acte notarié le 2 juillet 1927. Plusieurs des détails historiques de cette époque concernant la famille Héroux proviennent d’informations compilées par M. Gérard Héroux lors de ses recherches généalogiques.
Pour en revenir à la terre, mon grand-père Rosaire Douaire la racheta de son père Isaïe le 23 juin 1930 pour 2000$, payable en versements de 50$ sur une période de 10 ans. Il s’y installa avec son épouse Pauline Morin afin de fonder sa famille.
Selon plusieurs références, c’est en 1928 que le développement autour de la source débuta par Alphonse Gaudet et son voisin, Albert Gaudet. Dès cette époque, un moulin à vent avait été érigé sur l’emplacement de la source; la source était protégée du froid par un bâti situé entre les quatre poteaux du moulin. Ce moulin à vent pompait l’eau jusqu’au village, où Alphonse Gaudet avait sa maison, un peu au sud la montée à Vio.
Les images ci-dessus montrent les travaux de remplacement du premier moulin à vent par un second moulin de plus grande taille. L’année de ce remplacement demeure inconnue.
Selon les souvenirs de mon père, ces moulins étaient de la marque Canadian AirMotor, dont je reproduis une publicité ci-dessus.
Provenant du moulin à vent, l’eau montait au village dans un tuyau d’acier de deux pouces enterré à cinq pieds de profondeur dans le sol. Au village, au nord de sa maison, Alphonse Gaudet avait érigé une citerne de 5000 gallons semblable à celle utilisée sur les chemins de fer. Cette citerne accumulait l’eau et la redistribuait via un réseau d’eau potable dans le village. Elle était protégée du froid par un bâtiment octogonal, et sous la citerne se trouvait un poêle que l’on devait chauffer durant l’hiver afin d’assurer que l’eau ne gèle pas. Le moulin était livré aux caprices du vent. Par temps calme, on commença à utiliser un moteur à essence. Monsieur Gaudet allait démarrer le moteur le matin, et le moteur pompait l’eau jusqu’à ce que l’essence vienne à manquer. Mon grand-père obtenait l’eau gratuitement comme dédommagement pour les allées et venues pour assurer l’opération la source.
La photo ci-dessus montre la famille Gaudet à la source. On note à l’avant-plan une pompe à eau mue par un moteur à essence; et à l’arrière, en haut de la colline, la ferme de Rosaire Douaire, située tout près du village. On constate ici de visu le long trajet que l’eau devait faire avant de rejoindre le village.

Phototèque nationale de l’air à Ressources naturelles Canada, Cote A6421-063. Détail du moulin en 1935. À droite, j’indique la position exacte de la source, où on voit le bâtiment de pompage(le carré rouge), de même que l’ombre de la tour du moulin (le trait rouge). On voit en outre la décharge de la source, qui s’écoule vers le sud.
Mon père se rappelle un feu qui s’était déclaré là à l’hiver 1944, alors qu’il se trouvait en classe dans la petite école du village: la citerne du village fut complètement détruite. On ne reconstruisit pas la citerne: à partir de ce moment, on utilisa constamment un moteur à essence pour alimenter la pression du village. Ce n’était pas très commode.
Un nouveau projet pris forme:
Le 21 avril 1944 naissait donc la coopérative d’aqueduc ayant pour président M. Léo Brault, comme directeurs O.D. Gaudet et Côme Gaudet et pour secrétaire-gérant Jules Gaudet. Des améliorations ont été apportées et à date (NDRL: en 1959) un réservoir de 22000 gallons à proximité du village assure un bon approvisionnement à la population[2].
Le projet de la Coopérative d’Aqueduc de Béarn était colossal: on avait identifié une source à cinq miles dans la montagne, en arrière de chez M. Gaudet, le long de la route à Vio (ainsi nommée en l’honneur de Sylvio Gaudet, dont la famille était établie le long de ce chemin). La coopérative racheta un lot de tuyaux d’acier usagés provenant d’une mine de la région de Sudbury. On creusa une tranchée de cinq miles, à six pieds de profondeur, pour enterrer le tuyau de deux pouces. On avait enduit le tuyau de goudron afin de prévenir la corrosion. Une énorme citerne avait été construite au pied de la montagne, coulée en béton, près de 6 et 7 rang S. Lorsque l’eau commença à couler vers le village, le goudron avait contaminé l’eau; cela prit un certain temps avant que l’eau soit potable. Cependant, à peine remplie, la citerne connut un problème majeur: le béton utilisé pour construire la citerne n’avait pas été armée d’acier, et elle explosa sous le poids de l’eau! On dû la reconstruire. Cette partie de l’histoire mériterait plus de recherches. À venir, sans doute…!
L’été suivant la construction de ce nouvel aqueduc, on réalisa que l’eau manquait; on dû donc allonger la prise d’eau afin d’aller la chercher encore plus loin dans la montagne.
Pendant ce temps, Rosaire Douaire a obtenu l’autorisation de s’alimenter à la source pour sa ferme. Mon grand-père fit donc deux traits de labourage, plus un troisième au centre, afin d’ameublir la terre. On finit le creusage à la pelle pour enfouir le tuyau. Une citerne de 800 gallons fut installé dans l’étable. L’eau se rendait désormais à la maison, avec une source d’eau pure!
Notes
[1] Gazette Officielle du Québec, 1926, page 2817.
[2] Album Souvenir 1959 – jubilé d’or Sacerdotale du Chanoine Joseph Lachapelle, publié en 1959, page 81